

SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure (S Weil)
L'Immaculée Conception
Chapitre 10 Joseph


Chapitre 10
C’est jeudi. L’heure de rendez-vous pour la chorale est à 19h30, à l’église de Villard. Joseph participe à la chorale de la Vallée verte depuis deux ans. Il se montre très assidu. Il adore chanter. Tous les ans, ils donnent une série de concerts dans une église de la vallée, puis à Thonon, Evian et Annemasse. Leur chef de chœur, leur maître de chant est Albert Despinnase, un vieux garçon parisien, venu en Vallée verte pour sa retraite. Il habite seul à Saxel. Ce soir, ils doivent répéter des chansons de Pierre Delanoë, d’Yves Duteil et un lied allemand. Eclectique comme répertoire. Pour l’heure, Joseph est en voiture sur la route de Villard. Il craint les renards et les biches. Au printemps, ce qui lui répugne, c’est quand il doit écraser des grenouilles et des grenouilles, en mal d’amour, lorsqu’elles traversent bêtement la chaussée.
Ce que Joseph aime dans la chorale, c’est la co-vibration, enfin c’est comme cela qu’il appelle cela, quand les différentes voix des hommes et des femmes se conjuguent, s’appellent, se cherchent, et comme à l’improviste, trouvent un point d’équilibre, qui emporte, soulève chacun, dans une vibration collective d’enthousiasme. Joseph en parle comme d’une vibration divine. Elle n’est pas présente à chaque répétition ou représentation. Il y a des soirs où les voix se traînent et ne trouvent pas cette harmonie. D’autres, où elle se répète à plusieurs reprises.
Joseph s’y est fait quelques amis, Bernard Fellisaz, Jacqueline Letournel, Dominique Tisserand. Par dérision, il dit que c’est le noyau dur des intellos de la Vallée. Quelques apéros, des repas, des promenades et des sorties musicales à Annemasse, Thonon ou Genève.
Ce sont des gens sans enfants, enfin sans enfants encore à leur charge : Bernard vit avec sa seconde femme, Marie-Thérèse, un remariage récent. Son fils vit avec sa mère en région parisienne. Les Letournel ont deux enfants déjà âgés, un garçon et une fille, qui vivent sur Paris et Lyon. Quant à Dominique, lui aussi, a des enfants âgés, trois, mais il vit avec son copain, Mohamed.
Lui aussi, enfin eux aussi, Marie et Joseph, n’ont pas d’enfants. Ce n’est pas l’envie qui leur manque. Jusqu’à la trentaine, ils ne s’en sont pas vraiment inquiétés : c’était même plutôt bien. Pas besoin de contraception. Mais depuis, c’est autre chose. Marie, ça lui manque, c’est sûr. Mais à lui, Joseph, aussi. Ils sont allés chez le toubib. Conclusion : tout est normal pour Marie, tout fonctionne bien. Non, c’est lui qui pose problème : son sperme est sans spermatozoïde, sans vie. C’est un coup dur pour lui. Il a envie d’un fils, d’une fille. Penser qu’il ne peut pas procréer, ce n’est pas évident. Ils sont aidés par un psy. Lui surtout. Quelque part, il reliait fertilité et puissance sexuelle. Il a fallu qu’il démine le terrain. Qu’il se dise qu’il y avait d’autres formes de fertilité, de puissance. C’est pour cela qu’il aime la chorale. Les moments de covibration, c’est pour lui des moments de puissance et de fécondité partagée.
Le problème, c’est Marie. Il lutte sans cesse contre le sentiment de la décevoir. Elle lutte aussi, il le sait, mais ces choses-là sont profondes, cachées dans les replis de l’âme. Elle l’inquiète, Marie. Ils ont pensé à l’adoption. Elisabeth leur avait même donné des contacts avec une association internationale, basée à Genève, pour l’adoption d’enfants roumains abandonnés. Ce n’est pas son truc à Marie. Non ce qu’elle veut, c’est un enfantement naturel. Il faut prendre contact avec une banque de sperme. Le Docteur Malegrand leur en a parlé il y a plusieurs mois.
Bizarre de se dire que Marie pourrait être enceinte comme cela. Sa Marie, la femme qu’il aime. Il y a deux ans, il avait pensé la quitter, la laisser refaire sa vie. Mais c’était idiot, parce qu’il l’aime, parce qu’elle l’aime. Parmi les amis de la Vallée, seuls, Dominique et Mohamed sont au courant. Un soir, de tartiflette chez les garçons, Dominique avait parlé de ses enfants, de sa joie de père, même maintenant, alors qu’ils sont adultes, et que lui a quitté leur mère et vit avec Mohamed. Du coup, Marie en avait parlé, avec prudence, avec douceur. Lui, Joseph, au début s’était senti mal, comme mis de côté, exclu. Mais non, Marie avait su choisir les mots pour dire qu’elle l’aimait, malgré cela, et les deux garçons avaient été très délicats.
Après la Noël et le Nouvel An, il faudra bien qu’ils prennent une décision : adoption ou insémination artificielle. Il fallait décider quelque chose, plutôt que de laisser pourrir les choses. Déjà, Marie avait quitté son boulot de sage femme pour se reconvertir dans la réfection de fauteuils. Il la comprenait : voir des femmes accoucher tous les jours, cela était devenu insupportable pour Marie.
La répétition est achevée. C’était un petit soir. D’abord, il manquait pas mal de choristes, encore une épidémie de rhume, de trachéite, de gastro. Et puis, les présents semblaient aussi moroses, que la pluie froide qui tombait depuis plusieurs jours. Enfin, Albert Despinasse paraissait fatigué. C’est qu’il prend de l’âge, Albert. Il a bientôt ses soixante-dix ans. Donc un petit soir. A la fin de la répétition, tout le mode était pressé de rentrer chez lui. Juste quelques mots avec Dominique, qui se dépêchait, parce qu’il avait encore des copies à terminer pour le lendemain.
Joseph arrive devant les Tremblettes, devant leur maison à tous les deux. Il coupe le moteur, éteint les phares. Ce soir, il a comme peur de rentrer chez lui, de retrouver Marie, avec son attente, de retrouver une femme, sa femme, qu’il ne peut satisfaire. Il se remet à pleuvoir, comme si ça pleurait en dehors. La lumière du seuil s’allume, la porte s’ouvre. C’est Marie qui s’étonne d’avoir entendu la voiture de Joseph et de ne pas le voir entrer. Elle sort. Elle a mis les godillots qu’elle laisse à l’entrée, lorsqu’elle va dans le jardin. Elle s’approche de la voiture et veut ouvrir la portière du passager avant. Elle est bloquée. Joseph se penche pour déverrouiller la porte. Marie s’assoit à ses côtés. Elle apporte le froid et l’humidité dans l’habitacle. Joseph rallume le contact, il met le chauffage. Marie lui prend la main et la porte à ses lèvres.
« Viens, Joseph, rentre avec moi à la maison ».