

SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure (S Weil)
L'Immaculée Conception
Chapitre 16 Isabelle


Immaculée Conception
Chapitre 16
16
Isabelle était partie très tard de Nancy, elle n’avait pas eu le temps de faire ses bagages la veille au soir comme elle avait prévu : son engueulade avec Muriel lui avait complètement bousillé son emploi du temps et mis les nerfs à vif. Une engueulade ou une rupture ? C’est aussi pour cela qu’elle était partie plus tard, elle se disait que Muriel se manifesterait peut-être, qu’elle viendrait quand même à la montagne pour le réveillon et la petite semaine qu’elles avaient projetés depuis trois mois. Et puis, il avait fallu déposer Charlie chez sa mère, qui avait accepté de le garder : il était devenu trop vieux pour le froid, la neige et les glaces.
Elle n’arriverait pas à la maison, aux Granges Mamet, avant onze heures, onze heures et demie. Juste le temps d’allumer un feu dans la cheminée et d’ouvrir une bouteille pour trinquer seule à la naissance du petit Jésus.
C’est fini, se disait-elle, et c’est mieux comme cela. Non, Muriel est trop déjantée, je ne supporte plus. Allez, allez, pas de sensiblerie, pas de larmes. Après tout, Muriel avait été honnête, elle ne lui avait rien promis d’autre qu’un bout de chemin, un compagnonnage par intermittence, comme elle disait. C’était elle, Isabelle, qui avait faussé le jeu avec ses attentes démesurées. Toujours à l’affût de l’âme sœur à trente cinq balais. Ridicule, du romantisme de midinette.
Juste avant de partir, elle avait hésité à entreprendre ce voyage en voiture, la météo était catastrophique : du grand vent, de la pluie tout au long du parcours, en Lorraine, en Bourgogne, dans le Jura et en Haute-Savoie. Pas de neige à la montagne, non, que de la pluie et du vent. Dans l’après-midi, elle avait téléphoné aux Combredet, à Annecy : ils avaient plus que confirmé les informations de la météo. Un temps pourri, quoi, à l’image de sa vie privée.
Il fallait qu’elle change les balais d’essuie-glace, poussifs, à moins que ce ne soit la densité de la pluie. Elle verrait bien demain. Elle avait résisté à l’invitation des Combredet pour le réveillon, lorsqu’ils avaient appris qu’elle venait seule passer ces quelques jours à la montagne. Non, elle n’avait pas envie de société, elle avait envie d’être seule, à digérer les paroles de Muriel. C’est vrai qu’elle s’était montrée possessive, c’est vrai qu’elle ne supportait pas que Muriel garde des contacts avec toutes ces filles, dont certaines étaient ses anciennes amantes. Non, mais tu te rends compte, elle si posée, si raisonnable, Mademoiselle Beckman, responsable du département formation, à la tête d’une équipe de trente personnes, se conduire comme la dernière des midinettes. Merde, quoi ! Allez, secoue-toi un peu, ma vieille ! Tiens, mets-toi de la musique, c’est un CD de Lizza Gerrard, cela te fera planer, t’en as besoin !
Non, mais je me dégoûte d’être comme cela. Allez, ma fille, pense à autre chose. Non, pas au boulot, ils lui ont assez pris la tête comme cela aujourd’hui. A la maison, aux travaux qu’il reste à faire au beau temps : il faudra trouver du carrelage pour le rez-de-chaussée et terminer l’isolation des chambres et du grenier. Pourvu qu’il reste assez de gaz, pour la chaufferette, sinon elle installerait un matelas dans le salon, face à la cheminée, pour ne pas avoir trop froid. Quelle idée d’avoir acheté cette maison au bout du monde, à 1300 mètres d’altitude, sans électricité ! C’était un vrai coup de cœur, cette maison. Elle s’était baladée avec Mado dans les hauteurs de Burdignin, à l’Espérance. C’était une magnifique journée fin mai il y a quatre ans. Le printemps explosait partout : des milliers et des milliers de fleurs dans les prés et les alpages. Oh, les odeurs ! Elles avaient traversé un petit morceau de forêt sombre, tout haut perché, des sapins, et puis dans la clairière, la maison. La maison d’Heidi ! Des murs de pierre, le haut des pignons en planches délavées, un toit de tuiles sombres. Sur la façade avant, ensoleillée dans l’après midi, un magnifique petit balcon et un escalier, avec un rosier sauvageon tout en boutons nacrés. La maison était vide, elles avaient réussi à entrer par une porte sur le côté qui donnait sur une petite grange - écurie. Elles avaient visité la maison, avec le sentiment de franchir un interdit. Lorsqu’elle était descendue du haut pour retourner dans la grande pièce du bas, un bizarre sentiment de jubilation : il fallait que cela devienne sa maison ! Evidemment, tout le monde, Mado la première, mais aussi ses parents, lui avaient dit que cela n’était pas raisonnable : une maison perdue dans les alpages, sans électricité, à plus de six heures de route de Nancy, sans confort ! Elle ferait mieux de s’acheter un appartement ou une petite maison sur Nancy. Mais elle avait persisté dans son intention. Le lendemain, elle avait obtenu les coordonnées du propriétaire, à Lyon : un héritage qu’il envisageait de mettre en vente ! Depuis, elle y venait quatre à cinq fois par an.
Bourg-en-Bresse, encore deux petites heures. Purée, c’est pas possible cette pluie, et ce vent, ça lui glace les os malgré le chauffage de la voiture. Bon, un petit arrêt pipi café cigarette sur la prochaine aire, parce qu’elle s’endort là, au volant, et que ce n’est pas le moment.