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L'Immaculée Conception

Chapitre 22 Jeux de société

Immaculée Conception

Ch 22

Jeux de société

Ceux du bas sont tous passés dans le salon. Elisabeth a mis un CD de chansons de Brassens, interprétées par d’autres chanteurs, contemporains, « les oiseaux de passage ». Alain sert des alcools. Il est deux heures du matin. Elisabeth s’est assise à côté de Joseph sur le canapé. Il a mis sa tête sur ses genoux à elle. Elle lui caresse la tête doucement. Isabelle raconte à Jim, Muriel, et les autres filles. Alain s’est assis au pied du fauteuil de Dominique. On entend encore la pluie et le vent dehors.


Et toi, Dominique, comment as-tu rencontré Mohamed ?


Oh, tout bêtement, dans le train, le Paris - Genève. On était côte à côte. Moi, il me plaisait beaucoup, mais je ne disais rien bien sûr. Je rentrais d’un séjour à Paris pendant des vacances scolaires. Mohamed, lui, rentrait d’une journée de rendez-vous pour son travail. Il appartient à un cabinet d’architectes, à Genève. Un quart d’heure après le départ du train de la gare de Lyon, Mohamed avait installé son ordinateur portable. Moi, j’ai sorti mon livre, le dernier tome des Chroniques de San Francisco, de Maupin. Mohamed m’a souri alors et il a sorti son propre bouquin : le troisième tome des Chroniques. Du coup, on en a parlé ensemble. J’ai dû résister à lui raconter ce qu’il n’avait pas encore lu. On est allé boire un coup ensemble au bar. En fait, on n’a fait que parler pendant les trois heures jusque Genève. Arrivés là-bas, on ne pouvait pas se séparer. On a donc décidé de manger au restaurant ensemble, quinze jours plus tard, Mohamed s’installait chez moi, à Annemasse. Et puis, ensuite, on a acheté notre maison sur la route de Saxel. Tu vois, c’est moins poétique que ton coup de foudre avec Jim à Jérusalem, mais quand même, il y a quelque chose d’un peu fou aussi. D’autant plus que nous ne devions prendre ce train ni l’un ni l’autre. Moi, j’avais loupé le train précédent et Mohamed devait rentrer le lendemain matin : il devait emmener un client au restaurant le soir et ce client s’est décommandé à la dernière minute.


On reboucle sur notre conversation de tout à l’heure sur les coïncidences, hein ?


Oui, si j’étais chrétien, je parlerais de providence, mais d’une providence que l’on se construit, que l’on se forge. Je sais que ça a l’air un peu prétentieux et naïf à la fois, mais c’est ce que je ressens.


Oui, c’est un mystère. Tu sais, au niveau de mon travail, c’est une question que je rencontre tous les jours : dans les actes de chacun, quelle est la part de déterminisme, quelle est la part de la responsabilité individuelle ? Pourquoi, par exemple, Jim a-t-il été chopé par le sida et moi non ? Nous avions la même vie de vagabondage sexuel, les mêmes risques, en puissance. Si je ne l’ai pas attrapé, c’est sans soute que j’ai toujours mesuré la prise de risque, même aux plus forts moments d’abandon d’une sensualité débridée. Et sans soute que lorsque ça m’est arrivé de prendre des risques, parce je n’avais plus de préservatifs, j’ai eu la chance que l’autre était séronégatif.

Jim se lève pour remettre du bois dans la cheminée. Il s’assoit dans le fauteuil le plus proche de celui de Dominique.


Joseph, ressers-nous à boire !

Joseph se relève, comme hébété.


Oui, qu’est-ce que voulez boire ? Il reste du champagne, il y a aussi de la gnole, du whisky…


Pour moi un whisky, demande Jim.

Elisabeth et Isabelle préfèrent le champagne. Alain se lève à son tour et décide d’aller faire du café à la cuisine. Les filles et Dominique en veulent aussi.


Dis, Joseph, t’aurais pas un jeu de société ou quelque chose comme cela, pour faire passer le temps en douceur. On ne peut pas aller se coucher tout de suite, non ?


Dis donc, Jim, dis tout de suite que je t’ai emmerdé en racontant mes histoires !


Non, pas du tout, Isabelle. Au contraire. Mais là maintenant, j’ai envie d’autre chose de doux, de pas compliqué.


Ah bon, je ne suis pas chiante, mais compliquée. T’es vraiment un gentleman, toi !


Isabelle, tu deviens chiante.


Bon, OK. C’était pour te mettre en boite, Jim. Je suis d’accord pour un jeu de société. Alors Joseph, outre le champagne et le whisky, qu’est-ce que tu nous proposes comme jeu ?


Oh, il y un scrabble, un mémory, un trivial pursuit, des cartes. Il faut que je regarde, c’est dans l’armoire là-bas, près de la lampe jaune.


Pas de scrabble pour moi. Je suis trop mauvais en orthographe française, déclare Jim.


Pas de mémory pour moi, dit Elisabeth. Ca me prend la tête, je suis trop mauvaise dans ce jeu. J’ai une bonne mémoire des gens, des visages, des faits, mais ces petits cartons à retourner, non, ça ne marche jamais avec moi.


Allez, une partie de trivial pursuit, dit alors Isabelle, mais il faut qu’on retourne dans la salle à manger. Emmenez vos verres et vos tasses, les amis.

Dominique en profite pour passer aux toilettes. En revenant, il s’arrête dans la cuisine pour boire de l’eau gazeuse. A la radio, en sourdine, passe l’Ave Maria de Gounod, par Pavarotti. Il se dit que c’est vraiment de circonstance. Il éteint la radio et rejoint les autres dans la salle à manger, tout silencieux.

Ils s’installent tous autour de la table. Joseph se fait un peu prier. Il se rend aux arguments des uns et des autres : de toute façon, ça ne sert à rien de ne rien faire.

Les questions se succèdent, les camemberts avancent et se remplissent. C’est au tour d’Elisabeth. Elle aime bien choisir les questions de divertissement. Quel acteur jouait le rôle de la Bête, dans la « Belle et la Bête » de Jean Cocteau ? Elle a de la chance. Elle adore ce film, elle aime Jean Cocteau et Jean Marais. Mais, elle ne peut pas prendre un quartier de camembert rose, la couleur du divertissement, parce qu’elle n’est pas sur une case « quartier général ». Elle peut juste rejouer. C’est la face trois du dé qu’elle joue. Elle choisit une question d’arts et de littérature. « Quel est le titre du recueil de Baudelaire initialement intitulé Les Lesbiennes ? ». Elisabeth se souvient de son lycée. Elle a envie de dire les « Fleurs du Mal », parce que c’est le seul titre de Baudelaire dont elle se souvienne. Elle se dit que cela doit être plus compliqué que cela. Elle lance un œil à Isabelle. On ne sait jamais. Isabelle reste impassible. Le temps imparti est terminé. Elisabeth dit timidement « les Fleurs du Mal », presque comme une question. C’est bon, elle peut rejouer. Elle joue cinq. Elle a le choix entre divertissement, arts et littérature, sciences et natures. Bien entendu, elle choisit divertissement. « A qui l’hymne à l’amour d’Edith Piaf était-il destiné ? ». Zut, zut, zut, Elisabeth sait que c’est un boxeur, mais il lui est impossible de se rappeler de son nom. Trop tard. C’était Marcel Cerdan. C’est à Jim de jouer. Un quatre, il choisit une question d’arts et de littérature. « Quel est le peintre du Saint Sébastien, 1460, au Kunsthistoriches Museum de Vienne ? ». Jim sourit. Alain se tourne vers Dominique :


Tu vois, la série des coïncidences continue. Jim connaît tout de Saint Sébastien !


Andrea Mantegna, proclame Jim souriant.

On entend des pas. Ils vont dans la cuisine. Chacun s’est tu. Il n’y a plus de musique. Le cinquième CD sur le plateau était arrivé en fin de course. Pris dans le jeu, personne n’avait remis de musique. On entend de l’eau qui coule à l’évier de la cuisine. La porte de la salle à manger s’ouvre tout grand. C’est Mohamed, un verre d’eau à la main.

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