

SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure (S Weil)
HEUREUX LES COEURS PURS



Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.
J'étais allé ce soir-là voir « Huit femmes » au Gaumont de Montparnasse. J'étais encore dans la magie du film, du jeu des comédiennes, de leurs musiques. Je n'avais pas envie de rentrer tout de suite dans ma chambre d'hôtel bon marché : cela m'aurait cassé mon euphorie. Je me sentais vraiment bien, je trouvais que le film n'était pas aussi léger qu'il en avait l'air. Je me sentais d'humeur à boire une bonne Westmalle, même si ça me coûtait un billet de dix euros.
Des cafés qui servent des Westmalle, il n'y en a pas des masses à Paris. A Montparnasse, ils sont deux ou trois à le faire. Je rentrais donc à la « Marine », c'est l'un d'entre eux, et en plus, il est juste à côté de l'escalier du métro, du bon côté pour la ligne 12, que je devais emprunter pour rejoindre l'hôtel. Je me suis installée à la terrasse chauffée, en bordure de trottoir, j'ai commandé ma Westmalle. En plus, à la Marine, ils la servent dans le bon verre, ce qui est encore plus rare à Paris. J'étais bien là, à me remémorer le film, à zyeuter les gars et les filles alentour, et les passants pressés. Je me disais qu'il fallait que j'appelle Martine, qui me dirait de ne pas traîner trop tard, que je serais crevé le lendemain matin. Je repensais à Isabelle Huppert, que je n'avais pas reconnu tout de suite, à Catherine Deneuve, que j'aime mieux un peu grossie, comme elle apparaît dans le film, à Danielle Darieux qui chevrote qu'il n'y a pas d'amour heureux. Je repensais surtout à Fanny Ardant, la merveilleuse, la sublime, au baiser qu'elle échange avec Deneuve.
A côté de moi, un couple venait de libérer une petite table ronde. Une vieille femme, limite clocharde, s'est installée, avec ses sacs en plastique autour d'elle. Elle ne me gênait pas , même si elle marmonnait seule à sa table. Des gens comme elle, il y en a plein à Paris, dans la rue, dans le métro. A un moment, nos regards se sont croisés. Elle avait des yeux foncés, pétillant de malice. Le garçon est venu prendre sa commande, un peu brutal, un peu bourru, et il est venu lui apporter son café, qu'il lui a fait payer tout de suite. Elle m'a souri. Je lui ai rendu son sourire. Alors on s'est mis à causer.
Elle me dit, sans vouloir m'offenser, sans arrières pensées, qu'elle trouve que j'ai un très beau regard. Je la remercie du compliment. Je lui dis que mes yeux sont encore pleins des images des Huit femmes. Alors elle me raconte sa vie, sa vie de femme , comme pressée de tout me dire, de se raconter à quelqu'un, qui pour une fois, l'écoute. Sa vie d'ancienne théâtreuse, sans succès, sans enfants, sans plus d'amants, et depuis longtemps. J'essaie moi de lui parler de ma vie, de Martine, mais elle ne relève pas. Non, ce dont elle a besoin, c'est de se raconter, c'est pas d'écouter le roman des autres. Elle reprend son roman à elle, elle est restée propre dans son âme, dans son cœur, oui, elle a le cœur pur, et dans ce milieu, ce n'est pas si facile que cela. Elle a été anarchiste militante et active, mais elle s'en est sortie de tout cela, sans ennuis, sans problèmes. Et maintenant, elle se retrouve avec le minimum vieillesse. Elle n'a plus de logement, à la rue depuis l'été dernier. Elle ne sait pas où aller. Elle essaie de rester propre, elle a sa dignité quand même. Et puis d'un seul coup, elle se tait, sa tête dodeline, ses yeux se ferment et elle s'endort sur sa chaise, la tête toute penchée sur son épaule gauche, comme une volatile déplumée. Elle me fait mal au cœur. Et je me dis que je ne peux pas faire grand chose.
Mon film me paraît bien dérisoire. J'ai presque honte d'avoir claqué l'argent du ticket. Je pense à ma mère, que je ne suis pas allé voir depuis plus de six mois, et qui elle, ne cause plus, ne peut plus causer, sur son lit de misère, petite pomme ridée enfermée sur elle-même, à attendre la fin. Il faut que je rentre, sinon je vais vraiment être crevé demain et j'aurai du mal à me lever, à émerger pour une nouvelle journée. Je regarde ma voisine. Dans ma sacoche, je prends un stylo et un bout de papier. J'écris en grand « Merci pour la causette ». Je mets le petit mot avec un billet de vingt euros et deux tickets restaurant sous la soucoupe du café. Je me rhabille, je n'oublie pas ma casquette, mon briquet, mes clopes. Je jette un dernier regard à la viaille dormeuse et je lui dis dans ma tête : « Bonne chance, ma vieille, bonne route! ».
Dehors, il commence à cailler, surtout quand on sort de l'atmosphère enfumée et tiède d'une terrasse de bistrot et qu'on est chauffé de l'intérieur par la bière. Je prends mon métro. Je me dis que j'ai de la chance et tout ça.Je me dis que mes vingt euros, c'est un coup d'épée dans l'eau, que c'est pour me donner bonne conscience. Je me dis encore, que c'est comme ça, qu'il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Je me souviens de son expression « avoir le cœur pur », ou bien c'était « être un cœur pur ». En sortant de la station, je me demandais encore ce que c'était qu'un cœur pur.