

SCULPTURES & ECRITURES BUISSONNIERES
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure (S Weil)
HEUREUX LES PAUVRES DE COEUR

Heureux les pauvres de coeur :
le Royaume des cieux est à eux.
Madame Maud descend de voiture, elle s’est garée ; comme tous les samedis, elle va au marché d’Uzès.En janvier, c’est bien, le marché d’Uzès : il y a beaucoup moins de monde, les touristes sont partis et ne sont pas encore revenus.
Elle a pris l’habitude d’y acheter des fruits et des légumes. Elle en profite pour traîner dans la ville, à regarder les perspectives d’immeubles qui l’avaient séduite il y a trente ans, du temps où tout était encore possible, où elle était belle, jeune, appétissante …
Elle ne se regarde plus le matin, ni jamais, dans le miroir de la salle de bain ou dans celui du séjour. Trop laide, trop bouffie par l’alcool et le tabac, trop vieille.
Elle arrive devant l’étal de Kamel, un jeune arabe, où elle achète d’habitude ses agrumes. Des monts de clémentines, de mandarines, d’oranges, de pamplemousses, de citrons semblent palpiter à la voix de Kamel.Aujourd’hui, il sourit de loin en la voyant s’approcher et l’appelle. “Madame Maud, Madame Maud ! J’ai quelque chose pour vous. Venez, venez !”
Maud s’approche, étonnée. Le sourire et la voix de Kamel, ce sont des bouffées de bonheur dans un désert de grisailles ; ses yeux noirs, des pépites de charbon vivant. “Tenez, Madame Maud, c’est un CD pour vous. Je suis tombé sur un CD de Fréhel, vous savez, c’est une chanteuse d’avant Edith Piaf. Quand je l’ai vue sur la pochette, cette Fréhel, j’ai pensé à vous, Madame Maud : elle a les mêmes yeux que vous; à porter toute la misère du monde dans son coeur. Et puis, je l’ai écouté, ce CD. Il y a une chanson que j’aime bien. Je ne devrais pas vous le dire comme ça, mais je me sens obligé de vous le dire, de vous la donner, cette chanson. Le titre, c’est “A la dérive”. Ecoutez-la, Madame Maud, écoutez-la.”
Maud sourit, d’un petit sourire triste et fatigué, par-delà ses grisailles intimes. Elle s’approche de Kamel sur le côté de l’étal et l’embrasse. Elle sent qu’il est chaud, qu’il a le parfum d’un matin calme d’été, avant que le soleil ne cogne sur la garrigue. Elle prend le petit sachet et l’emporte comme un bien précieux, dans son sac à main.
De retour chez elle, elle range ses courses, se sert son troisième verre de vin blanc de la journée, un blanc du pays, bien râpeux, après les deux premiers verres du lever. Elle place le CD de Fréhel dans le lecteur et s’installe dans son fauteuil, là où elle se raconte ses misères, là où elle pleure, là où elle boit.
La musique est vieillotte et sirupeuse ; la voix de Fréhel est pathétique, comme un vieux loukhoum d’occident.
“Quand je l’ai connu, j’ai bien compris que c’était un homme à la coule. Mais il y avait pas, le coeur était pris. J’étais comme folle, j’étais comme saoule. Si bien que lorsqu’il l’a voulu, d’un geste, il a fait de moi, sa femme. J’étais une loque, une bête en rut, sans coeur, sans âme. Alors tristement, sans savoir comment, je me suis sentie partir à la dérive. Quand il me prenait, plus rien n’existait, car j’étais son bien, sa chose, comme une captive et depuis ce jour-là, je m’en vais toujours là-bas, là-bas, je ne sais où, à la dérive.
Il a fait de moi, une fille de rien.Il a fallu que je turbine. Ah, turbiner, ah, quel destin, quand l’amour devient comme une machine. Et j’étais pas feignante pour lui. Je souriais, cachant ma détresse. Lorsqu’un beau soir, voilà qu’il me dit : moi, j’en ai marre de tes caresses. Le coeur chaviré, tout s’est effondré. Et je me suis sentie partir à la dérive, parmi la douceur des grands flots berceurs. Eh laissée glisser, rouler comme une captive, épave qui s’en va toujours là-bas, là-bas, vers le grand trou, à la dérive.”
Maud l’écoute, cette chanson, l’écoute encore jusqu’à la nausée. Le jour s’est éteint. Elle se lève du fauteuil. Dans la pénombre, elle ouvre ses armoires et sort les bouteilles, toutes les bouteilles. Elle les vide, une à une, dans l’évier de la cuisine. L’odeur la soulève de dégoût, le dégoût de ce qu’elle est devenue. Elle s’accroche au sourire, à la voix de Kamel pour arrêter sa dérive. Elle tremble, elle a froid, elle est en sueur. Elle veut s’allonger sur son lit, dans l’obscurité de la chambre. En pliant ses vêtements, elle repense encore à son mari, à ses deux enfants morts. Elle se glisse, grosse et nue, et comme soulagée, sous l’édredon. Elle s’endort en chantonnant la chanson de Fréhel, en voyant là-bas, là-bas, le sourire de Kamel.